Rien ne nous empêchera de célébrer les défenseurs des droits humains

novembre 23, 2020

 

Philippe Currat, avocat genevois et expert en droit pénal international, préside le Conseil de la fondation Martin Ennals depuis janvier 2020. Rencontre avec ce passionné des droits humains qui partage sa vision pour le futur de la fondation, la responsabilité de celle-ci vis-à-vis des défenseur.euse.s à l’ère du Covid et les préparatifs autour de la remise du Prix 2021.

 

Philippe Currat, vous présidez le Conseil de la Fondation Martin Ennals depuis le début de l’année 2020. Qu’est-ce qui vous a motivé à rejoindre le conseil de la Fondation Martin Ennals ?

C’est le lauréat du Prix Martin Ennals 2019, Abdul Aziz Muhamat qui est à l’origine de mon engagement aux côtés de la Fondation Martin Ennals Originaire du Darfour, Aziz a passé cinq ans dans un centre de détention pour requérants d’asile sur l’île de Manus en Papouasie Nouvelle-Guinée, mais sous le contrôle de l’Australie. Cette expérience la conduit à devenir un défenseur des droits humains. Invité à la cérémonie de remise du Prix cette année-là, j’ai été très impressionné par la personnalité exceptionnelle du lauréat, son parcours extraordinaire et la force de son engagement Cette cérémonie a été le point de départ de mon engagement pour la Fondation, dont j’ai rejoint le Conseil, avant d’en prendre la présidence en janvier 2020  

Quelle est votre mission en tant que président et quelle ambition portez-vous pour la Fondation ?

Genève est la capitale des droits humains, avec notamment le siège du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, mais également une ville de paix, ouverte sur l’extérieur. Je souhaite en particulier consolider les liens entre la Fondation et la Ville de Genève, notre partenaire historique, la Confédération, dont le soutien de longue date nous est précieux, et les développer avec le Canton, par exemple en poursuivant les rencontres initiées l’an passé entre nos lauréats et des collégiens, mettre ainsi l’accent sur l’éducation aux droits fondamentaux. La Fondation a, depuis presque trente ans, distingués des personnalités engagées dans tous les domaines des droits humains et dans toutes les régions du monde. La création d’un réseau pour nos anciens finalistes et lauréats est également l’une des tâches à mener, afin de renforcer leurs capacités à poursuivre leur engagement et à accroître la coopération entre eux.

Plusieurs personnalités rejoignent le conseil de la Fondation Martin Ennals pour 2021. Qui sont-ils-elles ?

Les nouveaux membres que le Conseil de Fondation accueille sont dans la ligne des missions qui viennent d’être décrites. Le Conseil a toujours compté au moins un ancien finaliste ou lauréat du prix en son sein et c’est une manière de rester connecté avec le terrain sur lequel travaillent ceux que nous distinguons. Alejandra Ancheita, notre lauréate en 2014, est une avocate et une militante des droits humains mexicaine, à la tête de la lutte pour les droits des migrant-e-s, des travailleur-euse-s et des communautés indigènes de son pays. Quant au dessinateur de presse Patrick Chappatte, sa présence au sein de notre conseil participe à renforcer notre ancrage genevois. Et son coup de crayon est à la pointe de la défense de la liberté d’expression, celle qui permet à la défense de tous les droits humains de se faire entendre.  

Votre engagement pour les droits humains n’est pas neuf. D’où vient votre passion pour la justice et le droit ?

J’ai voulu être avocat depuis mon enfance et l’engagement pour les droits humains remonte à mon parcours universitaire déjà. J’ai consacré une large part de mes études aux droits humains et au droit international humanitaire. Mon parcours universitaire s’est d’ailleurs déroulé au moment de la création des tribunaux pénaux internationaux (TPIY, TPIR et CPI). L’émergence de cette branche nouvelle du droit, aux confins du droit international public et du droit pénal, m’a tout de suite passionné. Comme Secrétaire général du Barreau pénal international, j’ai participé à la création du Barreau de la Cour pénale internationale, qui permet de renforcer l’équité du procès ainsi que la crédibilité et la légitimité de la CPI. Enfin, au sein de mon Étude, nous nous orientons essentiellement vers le droit pénal, y compris des mineurs, ainsi que le droit des étrangers et le droit d’asile. Autant d’occasions de rencontrer nombre de personnes dont les histoires faites d’adversité, de persécutions et d’exil forcent l’admiration.  

2020 aura été marquée par la pandémie du Covid-19. Quel est l’impact de cette crise sur les défenseurs des droits humains qui agissent sur le terrain selon vous ?

La pandémie actuelle exacerbe les inégalités au cœur de nos sociétés occidentales et représente un défi pour les droits humains. Les mesures sanitaires que les États se doivent de prendre pour protéger la population peuvent légitimement restreindre les droits fondamentaux, dans la mesure où elles répondent à un intérêt public, pour autant qu’elles reposent sur une base légale adéquate et demeurent proportionnées au but poursuivi. Elles ne sont plus légitimes lorsqu’elles touchent aux fondements mêmes de ces droits ou servent de façade à la mise en place de politiques répressives. Elles questionnent notre rapport à la liberté de manière inédite, notamment lorsque des outils électroniques de suivi de l’épidémie pourraient permettre une traçabilité de nos moindres faits et gestes.  

Il est encore trop tôt pour en faire le bilan mais nous savons que la pandémie rend plus difficile le travail des défenseurs des droits humains sur le terrain, car elle les expose davantage  

Comment la fondation Martin Ennals compte-t-elle agir dans ce contexte ? Allez-vous soutenir les précédents lauréats dans leur travail ?

L’un des avantages d’une petite structure comme la nôtre est de nous offrir une meilleure capacité d’adaptation et d’innovation. La pandémie nous a mené à développer notre mission de soutien aux défenseurs des droits humains cette année, afin qu’ils-elles puissent continuer leur travail malgré ce contexte difficile. Nous avons consolidé nos liens avec eux et tâchons de renforcer leur capacité à lever des fonds pour poursuivre leur travail en dépit du COVID-19. L’accès aux soins, notamment de celles et ceux qui se trouvent en détention, est également une préoccupation, tant les conditions de détention (surpopulation, manque d’hygiène, notamment) peuvent représenter un risque particulier dans la transmission du virus. Nous militons donc pour que soient libérés nos anciens finalistes et lauréats actuellement emprisonnés. 

Qu’en est-t-il du Prix Martin Ennals 2021 ?

La pandémie n’aura pas raison du Prix Martin Ennals ! Il sera attribué en 2021, comme chaque année car rien ne peut nous empêcher de célébrer les défenseur.euse.s des droits humains. Les 10 membres du jury et les 7 membres du panel régional qui participent au processus de sélection de nos finalistes ont été unanimes pour dire que son attribution est plus que jamais nécessaire au soutien de celles et ceux dont l’engagement n’a pas faibli. L’urgence de notre mission s’est accrue cette année, notamment pour contrer de nombreuses mesures répressives qui, sous la guise de la lutte contre le COVID-19, sont, dans de nombreux pays, promulguées pour restreindre illégitimement les libertés fondamentales. La situation sanitaire nous force également à repenser, avec la Ville de Genève, le format de notre cérémonie de remise du Prix, pour la porter davantage en ligne, élargir son audience, inclure d’autres voix dans la défense des droits humains, pour diffuser l’esprit de Genève plus loin encore, pour dire plus fort que les luttes de nos finalistes sont les nôtres, que les atteintes aux droits fondamentaux contre lesquelles elles et ils luttent nous touchent tous également.